Au moment de l’indépendance, le Maroc comptait environ 230 000 sujets juifs sur dix millions d’habitants. Aujourd’hui, seuls 3 000 d’entre eux continuent à vivre dans le royaume. L’historien israélien d’origine marocaine Yigal Bin-Nun, chargé de cours à l’Université de Paris VIII, étudie depuis huit ans les relations secrètes entre le Maroc et Israël. C’est dans ce cadre qu’il a reconstitué les modalités de l’émigration de la communauté juive, d’abord clandestine organisée par le tout jeune Mossad, puis officialisée par ce qui fut sobrement appelé « l’accord de compromis » entre Hassan II et Israël.
Quand ont commencé les départs des juifs du Maroc ?
Depuis toujours de petits groupes sont partis en Terre Sainte et aussi à l’époque du protectorat français, clandestinement, par Oujda et l’Algérie. Certains partaient pour l’Espagne et la France, la majorité pour Israël. C’était difficile, car les Britanniques ne les laissaient pas toujours entrer, même pas les rescapés de la shoa. Beaucoup ont été refoulés au port de Haïfa et renvoyés à Chypre.
Pourquoi ces départs prématurés ? Les juifs étaient-ils en danger ?
Cela peut paraître effectivement étonnant, parce que, après l’indépendance, le Mossad lui-même avait noté l’harmonie qui régnait entre Juifs et Musulmans au Maroc et surtout l’essor économique, social et politique de la classe moyenne juive. Il ne pouvait nier la réalité. Dans plusieurs de leurs rapports du Maroc, les émissaires israéliens rendent compte d’un véritable « âge d’or » de la communauté juive et de la quantité considérable de fonctionnaires juifs dans la haute administration du nouveau pays indépendant. Cela n’exclua pas les méfiances et les craintes, même si aucune exaction anti-juive n’a été enregistrée. Les Juifs eux-mêmes ont montré leur volonté de s’intégrer encore plus au pays. Chez les intellectuels, c’était voulu, écrit, déterminé et assumé. Cependant, le Mossad ainsi que toutes les institutions juives et israéliennes étaient totalement persuadés que les Juifs couraient un grave danger et que même s’il ne s’est pas encore produit, il était inévitable qu’il se produise un jour ou l’autre. Le souvenir de certains pogroms était encore présent dans l’imaginaire juif : le tritel de Fès au début du protectorat français, les massacres d’Oujda et de Jerrada en 1948 et les tueries de Sidi Qassem (Petit Jean) en 1955. L’expulsion des Juifs d’Iraq, d’Egypte, du Yémen, de Libye et d’autre pays de la Ligue Arabe n’était pas non plus de bon augure. Après l’indépendance, les Juifs du Maroc vécurent de fait en toute sécurité. Parallèlement, les craintes et méfiances ne cessèrent d’accroître à cause des restrictions à la libre circulation, aux difficultés à obtenir un passeport, à la rupture des relations postales avec Israël, aux problèmes causés par le processus d’arabisation et à la nationalisation d’une partie des écoles de l’Alliance Israélite Universelle. C’est ce qu’on pourrait appeler « la catastrophe qui n’a jamais eu lieu ».
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