Voila un texte de Noam Chomsky!
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Le choc de deux civilisations? L'Orient contre l'Occident? Non! répond le politologue américain Benjamin Barber. S'il y a désormais deux mondes en conflit, ils ne se décalquent pas sur les frontières des pays ni sur celles des religions. Il y a six ans, ce professeur américain, proche de Bill Clinton, l'annonçait dans son ouvrage au titre prémonitoire, Djihad versus McWorld (Desclée de Brouwer): le fondamentalisme religieux et le capitalisme occidental sont les deux visages d'un monde sans frontières, deux planètes engagées dans un terrible affrontement, dont l'issue, elle aussi, ne peut être que mondiale
S'il y a une opposition entre ce que j'ai appelé «Djihad» (l'ensemble des forces qui s'opposent à la modernité, au premier plan desquelles l'intégrisme islamique) et ce que j'ai surnommé «McWorld» (la culture capitaliste, planétaire, occidentale), ces deux mondes sont paradoxalement interdépendants, imbriqués. Les auteurs des attentats ont utilisé Internet, les avions rapides, les techniques de pilotage de haut niveau, les téléphones mobiles, les cartes de crédit. Ils n'étaient pas des enfants stupides et désespérés, mais des individus hautement qualifiés, intelligents, compétents, qui savaient comment maîtriser le système qu'ils voulaient abattre. Et ils se sont servis avec habileté de tout ce qui caractérise notre démocratie: son ouverture, sa tolérance, sa transparence. Comme dans les arts martiaux, ils ont employé la force de l'adversaire pour la retourner contre lui. Sans la technologie, sans la démocratie, sans la modernité, cette attaque n'aurait pas été possible. Le cerveau des terroristes appartient au monde moderne, leur esprit est au Djihad. Il existe une réciprocité étrange et terrible entre les deux mondes.
Qu'est-ce qui a conduit à une telle imbrication?
Le terrorisme se développe grâce à une double permissivité. D'un côté, celle, nécessaire, de notre société démocratique et ouverte. De l'autre, celle des sociétés où on laisse se développer la haine de l'Amérique et d'Israël. Qui a le plus célébré ces événements? Les Palestiniens des camps de réfugiés, qui vivent là depuis quatre générations et sont autant exploités et délaissés par les Arabes que par l'Occident. Le terrorisme se nourrit du désespoir des laissés-pour-compte de la globalisation, et il est donc alimenté par McWorld, par notre système d'économie de marché, qui ne se préoccupe ni de justice ni d'équité. D'une certaine manière, nous devrions aussi nous faire la guerre à nous-mêmes.
Cette équation: Amérique = Israël = globalisation, n'est pas seulement évoquée par les fondamentalistes islamiques.
L'extrême droite américaine, les terroristes d'Oklahoma City, le fameux Unabomber ne disaient pas autre chose. Nous devons reconnaître qu'il existe, à un niveau fondamental, une peur profonde de la modernité et de toutes ses conséquences. Quand celle-ci se combine avec l'inégalité, la pauvreté, le sentiment d'être une victime du marché global, alors cela donne un cocktail très dangereux. Même si certains pays sont impliqués en arrière-plan, le terrorisme n'est pas une affaire de territoires. C'est une communauté virtuelle, une minorité internationale très modernisée. Tel est précisément notre problème: le terrorisme n'a pas d'adresse.
Ce que les terroristes visent, ce n'est donc pas seulement l'Amérique, mais aussi l'Occident dans sa nature profonde, l'esprit des Lumières, le progrès, la modernité, la science, la technologie, les droits de l'homme...
Je le pense, en effet. Les trois cibles, le World Trade Center, le Pentagone et la Maison-Blanche, sont les symboles parfaits des trois piliers de l'Occident moderne: le capitalisme, la puissance militaire et la démocratie. Trois composantes de notre identité, qui sont à la fois notre force et notre faiblesse. Les philosophes l'ont bien vu: la raison, la science, la technologie engendrent aussi l'exploitation et l'impérialisme; les vertus produisent des vices qui en sont indissociables. Ainsi la modernité est-elle toujours une dialectique. Or la principale caractéristique du fondamentalisme, c'est qu'il n'est pas dialectique: il ne voit toujours qu'un seul côté des choses, le mauvais. Alors que nous, nous soulignons les vertus du rationalisme, il n'en retient que les vices. Pour les intégristes du Djihad, l'esprit des Lumières n'est qu'un sécularisme sans nuances, une technologie écrasante, une exploitation sans limite, une destruction totale des valeurs. Ils ne font pas de différence: l'Amérique, c'est Israël, les juifs, le progrès, la raison, la technologie, l'exploitation, l'inégalité, la modernité... En un mot: le Diable.
C'est cela, la «morale» des terroristes?
Oui. Mais songeons à notre propre histoire. En 1755, lorsque Lisbonne, la capitale européenne la plus avancée, qui possédait les plus hauts immeubles, a subi un terrible tremblement de terre, Jean-Jacques Rousseau a dit: «Ah, nous avons l'outrecuidance de construire des immeubles si hauts; eh bien! les paysans, eux, sont saufs, mais les citadins, dans leurs villes vaniteuses et arrogantes, ont été touchés.» Et il a ajouté: «Ceci est un cataclysme pour l'Europe.» Ce qui se passe aujourd'hui est un cataclysme pour l'Amérique et le reste du monde. Voilà ce que veulent nous dire les terroristes: nous frappons ceux qui volent dans leurs avions dernier cri, qui vivent dans leurs hautes cathédrales du commerce, ces officiers qui organisent la guerre dans le temple du Pentagone, ceux qui représentent et incarnent la civilisation moderne.