Le Japon, inquiétant laboratoire mondial du déclin démographique
Par Régis Arnaud
Mis à jour hier à 17:43
ENQUÊTE - L’Archipel fut le premier à passer, voilà cinquante ans, sous le seuil de renouvellement des générations. Depuis, son refus persistant de l’immigration pousse la société nippone à ajuster ses priorités… Et ses valeurs.
«Imaginez-vous un immeuble à la place de ce carré de pelouse?» Haruyo Inoue est une syndic de l’au-delà. Depuis 2005, son ONG Ending Center prend en charge les Japonais esseulés avant et après leur trépas. Quand ils décèdent, ses membres se retrouvent dans son cimetière, par centaines, formant de petits lotissements invisibles. «Il faudrait une sage-femme de la mort», philosophe-t-elle devant son beau cimetière couvert de cerisiers à Machida, une banlieue de Tokyo. Une remarque qui donne une idée du déclin démographique de son pays et, en corollaire, de la solitude qui enserre les vivants.
Triste cinquantenaire.
En 1974, le taux de fécondité des Japonaises passait sous la barre de 2,07 enfants par femme, seuil qui permet le renouvellement des générations. Depuis, il franchit une à une les bornes de son déclin. Sous l’œil des démographes, la proverbiale pyramide des âges, à la base jadis stable, se retourne comme un sablier.
«Plus de 470 écoles primaires et lycées publics et plus de 1000 km de routes de bus ferment chaque année en moyenne», a calculé Toshihiro Menju, du Centre japonais pour les échanges internationaux. Au terme de la décennie en cours, l’Archipel aura perdu 5,5 millions d’âmes, et 7,3 millions supplémentaires durant la suivante, prédit-il. À Niigata, les artistes contemporains Christian Boltanski et Jean Kalman ont réalisé l’œuvre phare de ces temps nouveaux: La Dernière Salle de classe. Une école primaire désaffectée peuplée d’«enfants non nés», où scintillent, telles des bougies, des ampoules électriques.
Selon une première estimation du gouvernement parue récemment, 758.631 bébés sont nés au Japon en 2023. Soit pratiquement autant qu’en France en 2022, pour une population deux fois plus importante. Le Japon n’est pas encore dépeuplé, tant s’en faut. Avec 123 millions d’habitants, il se classe 12e mondial par sa population. Mais il vieillit à vue d’œil. Les emplois physiques, d’ordinaire l’apanage des jeunes, sont assurés par des personnes de plus en plus âgées. Âge moyen des paysans: 67 ans. Des soldats: 36 ans. Dans la santé, les aides-soignantes à domicile ne sont souvent séparées de leurs patientes que de quelques années. Vieux, le déménageur, vieux, le gardien d’immeuble. Noueuse, la main de la serveuse du restaurant. Et ce n’est qu’un début: les économistes appellent 2024 «l’année du choc» en raison d’un durcissement du régime des heures supplémentaires qui réduira encore le potentiel d’activité. Moins de livreurs, d’ouvriers, de médecins… Toutes les industries affrontent une pénurie de main-d’œuvre.
«On n’y arrive plus»
Cette lame de fond ne montre pas encore toute sa force dans les mégalopoles. Comme la lumière d’un astre disparu, les citadins se réveillent encore au bruit de la mobylette du livreur de journaux. Les épiceries de proximité qui quadrillent la ville parviennent à maintenir un service permanent. Beaucoup de stations d’essence ont encore leurs pompistes. Mais pour combien de temps? «On n’y arrive plus», se lamente le directeur d’un palace en plein centre de Tokyo, forcé de fermer des pans entiers de son hôtel pour maintenir un niveau de service correspondant à ses tarifs.
Avec un taux de fécondité inférieur à 1,4 enfant par femme, les nations comme le Japon, l’Allemagne ou l’Italie subiront une chute de 70% de leur natalité en trois générations
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