Sur la critique de l'élan scientifique musulman. Elle repose sur une fausse dichotomie (= procédé pervers de la pétition de principe) : soit l'islamicité serait"pure", soit serait "contaminée" par l'hellénisme. Non, les civilisations ne sont jamais des blocs homogènes mais des structures syncrétiques, en constante transformation. L’apport grec à la civilisation islamique est réel (comme il l'a été pour la civilisation romaine) mais il a été intégré et dépassé dans une structure culturelle propre.
Il y a une contradiction dans les deux passages que j'ai mis en gras. Si la civilisation islamique possède une structure culturelle propre, cela signifie qu'elle n'est pas seulement une structure syncrétique en constante transformation. Je soutiens que chaque civilisation, au-delà des transferts culturels venant d'autres civilisations, possède un noyau endogène qui marque sa singularité et qui n'est pas sujet à évolution. Dans le cas de la civilisation islamique, il faut regarder une carte de l'Arabie préislamique et étudier le contexte culturel et religieux de la région pour comprendre la nature de ce noyau endogène. En l’occurrence, la région entre La Mecque et Médine, berceau de l'islam, est une terre qui est restée en marge du monde hellénique. Elle n'a jamais fait partie de l'empire d'Alexandre le Grand, ni de l'empire perse, ni de l'empire romain d'Orient. Il y a certes eu quelques tribus juives et chrétiennes hellénisantes, mais cela est resté marginal. On y parlait arabe et non grec. Or, on sait que ce qu'on appelle le miracle grec est étroitement lié au développement de la langue grecque, issue du phénicien, dont l'alphabet a sans aucun doute contribué à la rendre suffisamment flexible et subtile pour permettre le développement du raisonnement. D'ailleurs, si l'on compare la composition des textes du Nouveau Testament, écrits en grec ancien, avec celle du coran, rédigé en arabe, on s'aperçoit que le Nouveau Testament comporte de nombreux développements théologiques, une argumentation logique, un raisonnement parfois rigoureux, tandis que le coran compile des récits sans ordre apparent, dans une langue poétique davantage destinée à être récitée. Cela montre l'importance du contexte culturel dans lequel naît et se développe une religion avec ses dogmes. Le christianisme et le judaïsme rabbinique naissent dans un univers anciennement romanisé et hellénisé, où le grec est la langue de l'élite et où l'on a pris l'habitude de "philosopher à la grecque". Le noyau endogène de l'islam se développe dans une autre culture, certes influencée par le judaïsme, le christianisme et le zoroastrisme, mais très peu imprégnée de la culture grecque, ce qui se retrouve non seulement dans ses textes, mais aussi dans ses dogmes.
Or, c'est probablement à cause des dogmes que l'islam a développé une méfiance avérée à l'égard de la raison. L'articulation raison/foi ne s'est faite que sur une période de l'histoire de l'islam, non sur sa totalité.
Sur la "limitation sociale" de cette pensée savante. Sophisme et double standard : toute culture savante médiévale est d'abord affaire d'élite — y compris dans l’Europe chrétienne. Le fait que la pensée savante soit portée par des lettrés et non par la masse n’enlève rien à sa profondeur ni à sa fécondité.
Il ne s'agit pas de profondeur ou de fécondité, mais de permanence dans le temps. Il est évident que le savoir a circulé depuis les plus grands centres culturels de l'époque. Le problème, c'est que la civilisation islamique n'a pas su poursuivre et prolonger ce mouvement d’hellénisation du haut vers le bas, de l'élite vers la masse du peuple. De mon point de vue, la clé de compréhension de ce phénomène, qui est directement responsable du déclin musulman, c'est l'affrontement entre le noyau endogène de la civilisation islamique (d'où sont issus les dogmes) et la culture hellénique. A un moment ou un autre de l'histoire de l'islam, l'hellénisation de la pensée islamique est entrée en confrontation avec les dogmes centraux de l'islam, au risque de les remettre sérieusement en question. Il a donc fallu trancher. Et c'est ainsi qu'a été privilégiée la science religieuse plutôt que la science profane.
Le débat intra-islamique sur la légitimité de la raison face à la révélation n’est pas un signe d’arriération mais au contraire de maturité intellectuelle.
Ce débat était surtout le signe d'un affrontement entre deux imprégnations culturelles au sein du monde musulman, l'une arabe, l'autre grecque.