Les changements linguistiques notables opérés dans la Vulgate Coranique
Au fur et à mesure que le système graphique arabe se précisait les différences lectionnelles ont été à l’origine d’un certain nombre de polémiques. Chaque lecteur (qari’

jugeait sa lecture plus canonique en mettant en avant une chaîne de garants (isnad) incontestable qui remontait aux scribes et aux premiers Compagnons du Prophète (‘Ali, ‘Umar, Ibn ‘Abbas, etc.).
C’est pourquoi Al-Hajjaj Ibn Yusuf, le plus célèbre des gouverneurs ommeyades, homme de lettre et de guerre, entreprit de réviser la graphie uthmanienne avec l’aide d’érudits et de lecteurs renommés.
Cette révision a consisté, pour l’essentiel, à introduire les voyelles et les points diacritiques. Signalons tout de même que dès les origines, les lecteurs (qurra’

et autres mémorisateurs (huffaz ), ont toujours su restituer les différents phonèmes lors de la récitation qui peuvent prêter à confusion, ce qui n’était pas à la portée de tous les fidèles, d’ou la nécessité d’uniformisation. Avant cette révision les non-initiés pouvaient confondre entre plusieurs lettres qui s’écrivaient alors de la même manière.
Par exemple un seul caractère servait à noter "Al-ba’ " (équivalent du "b" français) ; "Al-ta’ " ("t" français") ; la semi-voyelle "Al-ya’" ; le "ta" (équivalent du "th" anglais dans "think"), etc.
Pour les spécialistes musulmans et occidentaux (Nöldeke, Schwally, Blachère, etc.), Al Hajjaj n’a pas été le seul artisan de la restauration graphique du Coran.
Les écrivains arabes du temps des Omeyyades, tels Ibn Abi Dawud (mort en 698), Abu Ahmad Al-‘Askari (mort en 992) ont contribué à la transformation de l’écriture défective des Arabes en une écriture "pleine" (scripto plena). Mais, le principal artisan de cette œuvre serait un poète de Bassorah nommé Abu’l Aswad Al-Du’ali ( mort en 688). Un lecteur du nom de Nasr Ibn ‘Asim aurait placé des points pour marquer les voyelles sur ordre d’Al-Hajjaj, mais les voyelles dites flexionnelles (marquant la fonction des mots) seraient l’œuvre d’un certain Yahya, lecteur à Bassorah ( mort en 746).
À ce propos, les exemples les plus frappants sont : l’utilisation de la notion de "raf‘ " avec l’emploi de la "damma" pour indiquer le sujet et la notion de "nasb " avec l’utilisation de la "fatha" pour indiquer le complément d’objet.
Dans la foulée on aurait introduit la chadda (signe qui signifie le doublement de la lettre), la hamza ( émission "piquée" d’une voyelle longue initiale), et la nounation (tanwin) des voyelles brèves (prononciation " ann ", "unn ", " inn "). Pour toutes ces raisons, les lecteurs commencent à prendre de plus en plus d’importance à mesure que la nécessité de disposer d’une Vulgate canonique unifiée se fait de plus en plus grande.
C’est à partir de cette période que l’on parvient à ressentir la nécessité de canoniser les sept lecteurs qui prennent appui sur le système hérité du vivant du Prophète. La toute première tentative pour mettre en pratique le principe unanimement admis de la pluralité des lectures, a été l’œuvre d’un philologue du nom de Abu ‘Ubayd (mort en 837) qui a dressé, pour la première fois une liste. Il fallait avant tout sélectionner les lectures "canoniques" et rejeter celles jugées comme "exceptionnelles" (le principe appliqué ici a été celui de l’ijma‘

.
C’est Ibn Mujjahid ( 859-936), chef des lecteurs à Baghdad qui a mis sur pied, le premier, une version écrite complète et officielle du Coran en se basant sur la doctrine des sept lectures devenues désormais des références canoniques.
Qui étaient ces sept ? Il s’agit de professeurs du Coran du VIIIe siècle (IIe siècle de l’Hégire) qui enseignaient dans les plus grandes villes arabes (La Mecque, Médine, Damas, Bassorah, Coufa). Chacun d’entre se basait sur une chaîne de garants (isnad) jugée irréfutable. Ce sont :
1 - Nafi‘ (mort en 785) pour Médine. Il eut pour disciples les " lecteurs" Isma‘il Ibn Ja‘far, l’imam Malik (fondateur du rite malékite), le grammairien de bassora Al-Asma‘i, le grammairien
"lecteur" de ce même centre Abu ‘Amr Ibn ‘Ala’. Il a eu pour transmetteurs ses deux disciples l’Egyptien Utman Ibn Sa‘id, plus connu sous le nom de Wars et ‘Isa Ibn Mayna, plus connu sous le nom de Qalun. C’est cette lecture qui prévaut au Maghreb et dans une bonne partie du reste de l’Afrique.
2 - ‘Abd Allah Ibn Katir (mort en 737) pour la Mecque : Ses garants sont le Compagnon du Prophète ‘Abd-Allah Ibn As-Sa’ib, Mujahid et Dirbas. Ses transmetteurs sont des disciples indirects : Ahmad Ibn ‘Abd-Allah dit Al-Bazzi et Muhammad Ibn ‘Abd-Arrahman Ibn Muhammad dit Qunbul.
3 - Abu ‘Amru Ibn Al-‘Ala’ Al-Mazini (689-770) pour Bassorah : Il reçut les lectures de presque tous les grands "lecteurs" : Nafi‘, Ibn Katir, ‘Asim, etc. Un bon nombre de grammairiens adoptèrent sa lecture, notamment Al-Asma‘i et Ibn Habib. Ses transmetteurs ont éte des disciples indirects, ce sont : Hafs Ibn ‘Umar (Ad-Duri) et Salih Ibn Ziyad (Abu Su‘ayb As-Susi).
4 - Ibn Amir (mort en 736) pour Damas : Ses garants sont le Calife ‘Utman et le Compagnon du prophète Abu -Ad-Darda’, etc. Cadi de cette ville sous le règne du Calife Ommayyade al-Walid Ier. Il eut pour transmetteurs ses disciples indirects ‘Abd-Allah Ibn Ahmad (ibn Dakwan) et ‘Amar As-Sulami, cadi de Damas.
5-‘Asim Ibn Abi’l- Najjud (mort en 744) : l’isnad qu’il produit pour sa lecture remonte aux Compagnons-"lecteurs" les plus célèbres : ‘Utman, ‘Ali, Zayd Ibn Tabit, Ubay Ibn Ka‘ab, Ibn Mas‘ud. Parmi ses élèves, on compte Al-A‘mas, Abu ‘Amr Ibn ‘Ala, le grammairien Al-Halil, etc. Il eut pour transmetteurs ses disciples directs : Su‘ba Ibn ‘Ayyas et surtout Hafs Ibn Sulayman. À l’exception du Maghreb et une partie de l’Afrique, sa lecture prévaut dans presque la totalité du monde musulman.
6- Hamza Ibn Habbib (mort en 772) : Ses garants sont pratiquement les mêmes que ceux de ‘Asim. Le plus célèbre de ses élèves est le grammairien -"lecteur" A- Kisa’i. Ses transmetteurs sont des disciples indirects Halaf Ibn Hisam et Hallad Ibn Halid.
7- Pour la ville de Coufa ‘Ali Ibn Hamza, plus connu sous le nom de Al-Kisa’i, (mort en 804). Elève de Hamza dont il se sépara, de Nafi‘ (indirectement) de Ibn ‘Ala. ¨Parmi ses disciples on cite l’imam Ibn Hambal. Ses deux transmetteurs sont Abu Al-Harit (Al-Layt Ibn Halid Al-Bagdadi) et Ad-Duri ( Hafs Ibn ‘Umar).
Selon Abu Muhammad Al-Himani (Al-Qurtubi) c’est aussi Al-Hajjaj qui le premier demanda aux exégètes et lecteurs du Coran d’étudier ses structures littéraires.