PARIS (Reuters) - Les nouvelles précisions apportées par la Société générale sur les agissements d'un de ses traders jugé responsable d'une perte de 4,9 milliards d'euros n'ont convaincu qu'à moitié et ont surtout mis en relief des insuffisances surprenantes dans son système de contrôle.
La matérialité de la fraude du trader Jérôme Kerviel et le fait que ses manipulations lui ont permis de présenter une position globale en risque quasi-nul sont généralement jugés cohérents par les spécialistes des marchés à terme. Mais, c'est la partie présentée comme régulière des activités du trader pour compte propre de la banque qui fait question.
Cette affaire et ses répercussions sur l'industrie financière incitent d'ailleurs certaines banques à imposer le silence à leurs collaborateurs dans les salles de marché.
"On a reçu un mail de notre direction nous interdisant toute conversation 'on ou off the record' sur le sujet. On ne veut pas être associé, de près ou de loin, à cette affaire", dit un trader sur dérivés d'actions d'une banque européenne qui reste dubitatif sur les explications de la Générale.
"Ils nous prennent pour des idiots", déclare un responsable des instruments à terme (futures) d'un important courtier compensateur à Paris.
Selon la banque, Jérôme Kerviel, qui devait être mis en examen dans la soirée de lundi après avoir été interrogé durant tout le week-end par la police, aurait réussi à échapper aux contrôles en procédant à des arbitrages entre deux portefeuilles, dont le second était en fait fictif.
Le portefeuille A régulier était "composé d'opérations bien réelles sur futures (...) qui faisaient l'objet de contrôles quotidiens et notamment d'appels de marges (...) vérifiés et réglés ou reçus par la banque", explique la SocGen.
La position A était compensée par des opérations fictives de gré à gré logées dans le portefeuille B du trader grâce à l'utilisation frauduleuse de codes informatiques de contrôleurs de la banque, ce qui permettait en apparence de ramener quasiment le niveau de risque à zéro.
"C'était un risque zéro. D'accord, j'accepte cette explication. Les manipulations? C'est possible. Mais, moi, ce qui m'intéresse dans l'affaire c'est le portefeuille A qui n'est pas fictif. Qu'il reste quelques jours en position modeste sans déclencher les contrôles? Admettons. Mais, plusieurs semaines avec une exposition de 50 milliards ça paraît invraisemblable. Comment peut-on sans broncher, payer ou recevoir des appels de marge pour des positions d'un telle taille ?", s'interroge ce spécialiste des marchés à terme.
FAILLITE DU CONTRÔLE
"L'explication de la Générale est cohérente. Le risque du portefeuille A est couvert par le portefeuille B composé d'opérations fictives. Risque zéro. J'accepte", dit aussi un responsable dérivés actions d'une banque américaine à Paris.
"Mais, la question qui se pose surtout c'est celle des contrôles. Comment on est parvenu à 50 milliards de notionnel sur le portefeuille A sans déclencher une procédure de contrôle? Il y a des alertes qui n'ont pas bien fonctionné".
Le notionnel des positions de Jérôme Kerviel, qui a dit avoir agi dans l'intérêt de la banque, avait atteint 50 milliards (30 milliards en futures sur l'Eurostoxx50. 18 milliards sur le DAX de Francfort et 2,0 milliards sur le FTSE de Londres). Les futures sur EuroStoxx et sur Dax sont cotés sur le marché à terme Eurex contrôlé par Deutsche Börse.
"C'est étonnant. Chaque contrat de futures sur indices boursiers implique un dépôt et chaque soir en fin de séance les positions sont examinées par la chambre de compensation qui procède aux appels de marges. Quelqu'un a bien dû s'apercevoir de quelque chose", dit le responsable de la banque américaine.
Les deux professionnels font remarquer que plusieurs entités étaient impliquées dans ces opérations. La Société générale, le courtier compensateur des contrats, le marché organisé Eurex et sa chambre de compensation Eurex Clearing.
Eurex a défendu son système de contrôle, y compris dans le cas précis, sans toutefois donner de détails sur l'affaire Société générale. Le procureur de Paris, chargé de l'affaire, a indiqué lundi qu'en novembre 2007, Eurex avait prévenu la Société générale des positions de Jérôme Kerviel, qui aurait alors produit un faux document censé attester de la couverture de risque.
Un stratégiste actions parisien se dit stupéfait qu'une telle manipulation ait pu avoir lieu à la Société générale. "Si c'est possible à la Générale, le numéro un mondial des produits dérivés actions, c'est possible partout", dit-il.
"Cela exclut une embellie sur les valeurs bancaires. Quand on apprend que la première banque mondiale (sur dérivés actions) a laissé passer ça, ça pose des problèmes de crédibilité et de risque pour le système bancaire", ajoute-t-il.
Le procureur de Paris a rapporté que Jérôme Kerviel avait évoqué une prime de 300.000 euros que lui aurait promis sa direction au titre de l'année 2007, ce qui, selon des professionnels, jetteraient le doute sur la thèse officielle d'un trader de rang modeste.
"On apprend qu'il avait 300.000 euros de promesse de bonus sur 2007 (...). Pour un trader de 31 ans, ça commence à faire beaucoup. On peut de moins en moins parler de lampiste. C'était déjà un signe de reconnaissance en interne, alors qu'on nous parle de trader de second zone", dit un trader.