Article trézs interessant
je ne voi pas en quoi c difficile de se rendre compte que l'on ne pense pas par mot et langage il n'y a qu'a nous observer penser ...
La seconde erreur est plus fondamentale. Elle porte sur les liens entre langage et pensée.
G. Steiner reprend cette idée largement répandue selon laquelle la pensée et le langage sont une seule et même chose. « On s’accorde à reconnaître que les capacités du langage à faire de la réalité un objet de classification, d’abstraction, de métaphore – si tant est qu’il existe un langage “extérieur” – constituent non seulement l’essence de l’homme mais sa séparation primordiale d’avec l’animalité (à nouveau, le cas du sourd-muet incarne ce qui est peut-être une énigme essentielle). Nous parlons donc nous pensons, nous pensons donc nous parlons (…). Le “verbe” qui était au commencement (…) fut le début de l’humanité. » (ibid.)
Les représentations mentales plutôt que verbales
Les premiers arguments nous viennent de l’expérience ordinaire.
La thèse selon laquelle le langage produit la pensée est communément admise en philosophie et en sciences humaines. Mais c’est une idée reçue qui n’a jamais fait l’objet d’une démonstration solide, ni même d’un véritable livre ou d’une théorie de référence.
On la retrouve affirmée un peu partout comme une sorte d’évidence sur laquelle il n’y a pas lieu de se pencher tant elle semble aller de soi. On la trouve répandue chez des philosophes comme Platon, Rousseau, Hegel… Or, rien n’est moins évident. On dispose même aujourd’hui de nombreux arguments pour soutenir qu’il existe une pensée sans langage. Et que le langage n’est que la traduction – souvent imparfaite – d’idées et de représentations mentales sous-jacentes qui le précèdent. Il nous arrive souvent de chercher nos mots, de vouloir exprimer une idée sans parvenir à trouver le mot juste, l’expression exacte. D’où le besoin de reformuler ses idées, et parfois, de guerre lasse, quand on sent que l’on n’a pas pu exprimer correctement sa pensée, d’avoir recours à son joker : « Tu vois ce que je veux dire ?
L’expérience du « mot sur la langue » est encore plus probante.
Vous pensez à un acteur connu, vous voyez son visage, vous connaissez le titre de ses films, mais vous ne vous souvenez plus de son nom. L’idée est là. Pas le mot. La pensée est présente, le langage fait défaut.
Des exemples de pensée sans langage nous sont fournis aussi par le témoignage des aphasiques.
L’aphasique est un patient atteint d’une lésion cérébrale, et qui a perdu momentanément ou durablement l’usage du langage. Il existe différentes formes d’aphasie (les plus connues sont les aphasies de Broca et de Wernicke). Ce sont des détériorations profondes qui affectent la sémantique ou la grammaire, parfois les deux. Le cas des aphasiques est donc bien plus probant que celui des sourds-muets.
Or, certains aphasiques temporaires ont réussi à raconter comment ils pensaient sans langage.
Comme ce médecin qui, suite à un accident cérébral, a perdu pendant plusieurs semaines l’usage des mots. Cela ne l’empêchait pas de continuer à penser, de s’interroger sur sa maladie, de faire des diagnostics, de penser à son avenir, de chercher des solutions (D. Laplane, La Pensée d’outre-mots, 1997). Les aphasiques peuvent faire des projets, construire des hypothèses, calculer, anticiper et résoudre des problèmes techniques de toutes sortes.
Si l’on y songe, une grande partie de notre vie mentale, que l’on appelle la « pensée », passe par des images mentales, pas seulement par des mots.
Quand je réfléchis à quels vêtements je vais porter aujourd’hui, quand l’architecte imagine un plan de maison, quand on joue aux échecs, quand on imagine le trajet pour se rendre chez des amis…, ce sont des images et des scènes qui défilent dans la tête plutôt que des mots et des phrases, même s’il existe un « langage privé », un monologue intérieur comme dans la lecture.
De même, le souvenir du passé nous revient sous forme de scènes visuelles. Lorsque le narrateur de la Recherche de Marcel Proust trempe sa madeleine dans le thé, c’est un torrent d’images et d’émotions qui le submerge tout à coup, sous l’aspect d’images mentales, de sons, d’odeurs, d’émotions positives et négatives. Les mots ne sont là que pour tenter de communiquer cette vie intérieure, ce « flot de conscience » dont parlait William James.